Toutes les opérations que nous effectuons sur nos écrans sont méticuleusement analysées par les entreprises à l’initiative des plates-formes que nous consultons ou que nous utilisons pour effectuer nos achats.
Suivis, traqués, surveillés… comment rester sereins ?
L’un des principaux acteurs de la société de l’information dans laquelle nous évoluons est bien sûr Google.
Les transactions que nous effectuons en utilisant nos téléphones, nos tablettes ou nos ordinateurs peuvent être regroupées selon les quatre usages suivants :
- Extraction et analyse de données.
- Nouvelles formules contractuelles dues à un meilleur monitoring.
- Personnalisation.
- Expériences réalisées en mode continu.
La nature de ces nouveaux usages et de leurs conséquences met en évidence une logique sous-jacente que la professeure Shoshana Zuboff de l’Université Harvard qualifie de capitalisme de surveillance.
Le capitalisme de surveillance doit son existence à un réseau généralisé et mondialisé de transactions effectuées à partir de téléphones, de tablettes et d’ordinateurs.
Il est constitué d’innombrables dispositifs d’extractions de données, de marchandisation et de contrôle qui ont pour effet d’objectiver un individu, modélisant son comportement actuel et prévoyant son comportement futur.
Chaque nouvelle technologie est définie par ce qu’elle peut dorénavant permettre, ce que les technologies qui la précèdent ne sont pas en mesure de réaliser. Mais une technologie n’est pas neutre. Elle se développe et évolue selon une logique institutionnelle.
Actuellement, les technologies numériques transactionnelles se développent dans le but (pas toujours avoué) de connaître, contrôler et modifier le comportement des utilisateurs afin de mettre en marché de nouveaux produits et services, de monétiser et de contrôler.
L’entreprise Google a rapidement compris de quelle façon la capture d’immenses quantités de données, leur stockage et leur analyse pouvaient avoir des retombées considérables sur les campagnes publicitaires.
Google a vite fait des émules
Les pratiques du capitalisme de surveillance constituent un défi de taille pour la vie privée et les lois en vigueur qui visent à la protéger. Par conséquent, Google et ses pairs font tout ce qu’ils peuvent pour rendre leurs pratiques les moins transparentes possible. Si on tente de leur barrer la route, les entreprises déploient des ressources considérables pour défendre les territoires qu’elles ont déjà conquis.
Le capitalisme de surveillance a pris racine en opérant rapidement, espérant demeurer indétectable le plus longtemps possible. Il existe actuellement une forte asymétrie de connaissances et de droits – les droits réels, c’est-à-dire ceux que l’on peut espérer faire valoir devant une cour de justice avec le service d’avocats expérimentés, mais dont les honoraires sont trop élevés pour que la majorité des citoyens puissent y avoir recours.
De toute façon, l’utilisateur a développé une dépendance très forte aux nouvelles technologies numériques, devenues au fil des ans des instruments indispensables de participation sociale et économique.
Le capitalisme de surveillance a des répercussions sociales et politiques considérables :
- La démocratie, considérée comme étant un facteur de prospérité, est perçue, au contraire, comme une menace, risquant de compromettre les revenus provenant de la surveillance.
- La frontière entre les agences gouvernementales chargées de la sécurité et les grandes entreprises du capitalisme de surveillance devient de plus en plus poreuse.
Le capitalisme de surveillance a acquis une importance socio-économique prépondérante. Face à des conflits d’intérêts portant sur des enjeux sociaux d’importance planétaire, comme le réchauffement climatique, les inégalités de revenus ou les droits à la vie privée, ce sont les intérêts du capitalisme de surveillance qui prévalent.
Les résultats des poursuites qui jusqu’ici ont été intentées contre quelques-uns de ses grands représentants ne laissent aucunement présager de modifications significatives du modèle.
Les données, clés pour le futur
Avant d’aborder d’autres perspectives possibles, différentes et peut-être plus réjouissantes, pourquoi ne pas tenter de faire un saut dans le futur et envisager ce que nous réserve le capitalisme de surveillance dans quelques années ?
Une boîte de pandore a été ouverte, celle des données massives. Actuellement, leur analyse n’en est qu’à ses débuts. Mais, dans un avenir rapproché, les algorithmes d’intelligence artificielle se développeront et la capacité accrue des systèmes de traitement de données rendra possible le développement exponentiel de nouvelles techniques d’analyse et de prédiction beaucoup plus efficaces que celles que l’on utilise en ce moment.
Nous nous retrouverons alors dans la situation très inconfortable qui consiste à devoir satisfaire simultanément à deux exigences contraires, une double contrainte :
- D’une part, nous deviendrons tributaires d’un système très sophistiqué de prédiction de nos comportements et de l’évolution de nos systèmes (économiques, politiques, etc.). Cette dépendance nous inquiétera, car nous ne serons pas en mesure de comprendre la logique de ce système ; sa complexité nous échappera (elle commence déjà à nous échapper dans le domaine financier) et nous ne pourrons que constater que les fondements mêmes de ce système reposent sur l’acceptation quasi aveugle de la fourniture massive et quasi gratuite de nos données sur nos comportements aux grandes entreprises du capitalisme de surveillance.
- D’autre part, notre souhait de nous affranchir de cette dépendance deviendra de plus en plus illusoire. En effet, comment supplanter cette intelligence artificielle et la remplacer par un système tout aussi efficace ? Le cerveau humain aura-t-il atteint une limite face à la complexité des systèmes de l’IA qui seront mis en place sur le plan politique, comment faire face à la puissance financière et au désir de contrôle des grands joueurs du capitalisme de surveillance (intérêts privés et états considérés conjointement) qui défendront leur forteresse bec et ongles ?
Lors de l’émission 28 minutes sur ARTE qui rendait hommage à la journaliste et essayiste Ariane Chemin, grand reporter au Journal Le Monde, les journalistes constataient à quel point le mouvement des gilets jaunes a représenté une rupture dans la façon de communiquer. Ils ont préféré l’auto-information sur Facebook, avec photos et vidéos, aux reportages et enquêtes des médias traditionnels.
Impossible d’imaginer notre vie sans Facebook sans avoir le sentiment de manquer quelque chose d’important. Les journalistes, en cherchant des solutions à l’emprise des entreprises privées sur notre liberté d’expression, affirmaient également que se retirer des médias sociaux n’était déjà plus possible, car cela signifierait se mettre à l’écart de la société. Ce ne n’est déjà plus une responsabilité individuelle, disaient-ils. À la fin 2018, Facebook comptait plus de 2,32 milliards d’utilisateurs actifs chaque mois et 1,52 milliards d’utilisateurs actifs chaque jour dans le monde !
Je remarque que mes étudiants, tout en utilisant Facebook, sont préoccupés par ces situations. Ils essaient d’imaginer d’autres moyens, d’autres plates-formes, d’autres stratégies. Les problèmes stimulent notre créativité.
Je serais curieuse de vous lire. Que pensez-vous que nous pourrions inventer pour prévenir les scénarios pessimistes ? Comment devrions-nous nous comporter ?
Personnellement, je pense que nous pourrions créer des communautés virtuelles plus petites. Avons-nous vraiment besoin d’être sur des réseaux de 2,32 milliards de personnes ?
L’autre phénomène dont on devrait se méfier, ce sont les nouvelles habitudes qui découlent de notre dépendance des réseaux sociaux.
La peur d’être sur la touche
« Selon une enquête nationale sur le stress menée par Omnivit, la moitié des Belges s’imposerait une pression supplémentaire pour profiter au maximum de leur vie. La « peur de rater quelque chose » serait un facteur de stress. »
Dans son article pour Marie-Claire, Eva Diaz Gonzalez écrit : « Jamais la FOMO (Fear Of Missing Out ou la peur de rater quelque chose), la jalousie et le sentiment de devoir se montrer sous son meilleur jour, ne s’était autant manifestée. En cause : une utilisation supérieure à la moyenne des réseaux sociaux. En effet, la vitrine sociale que ces derniers représentent force les Belges à penser qu’ils doivent exceller et être présents partout. »
Même les amis seraient source de stress :
« Le cercle d’amis serait, étonnamment, une grande source de stress. Par exemple, 46 % ont peur de manquer des moments amusants, et 54 % des répondants se sentent coupables vis-à-vis de leurs amis. Pire, quatre Belges de moins de 35 ans sur dix affirment avoir peur de perdre des amis lorsqu’ils annulent un rendez-vous. »
Cette semaine, une fois n’est pas coutume, je vous propose un exercice JOMO (Joy Of Missing Out). C’est ici.
Sylvie Gendreau, Chargé de cours en créativité et innovation, Polytechnique Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.